Dossier
complet > Ciwara, Chimères africaines
La
première exposition-dossier
liée aux collections africaines du musée
du quai Branly est
consacrée aux masques antilopes Ciwara1,
des créations qui ont valu une célébrité mondiale à l’art
bamana du Mali. Ces fameux cimiers de masques,
si différents les uns des
autres, en bois
sculpté, gravé et patiné,
figurent une antilope de manière soit
stylisée soit plutôt réaliste
; ils
sont parfois montés sur un quadrupède
et sont portés à l’aide
d’une calotte de vannerie. On les
appelle selon les lieux wara-kun, wara-ba-kun,
nama-koro-kun, sogo-ni-kun ou ngonzo-kun.
L’exposition présente des objets
qui ne proviennent pas exclusivement des Bamana
; des
groupes voisins installés eux aussi
dans la vallée du Niger ont adopté ces
cultes avec leurs
masques et y ont laissé leurs marques
tant sur le plan formel que stylistique. Les
danses de la
société Ciwara ont lieu en plein
jour, au milieu des champs comme au village.
Elles célèbrent
l’union mythique entre le soleil, qui
renvoie au principe mâle, et la terre,
principe féminin, tout en
stimulant l’ardeur au travail des jeunes
cultivateurs. Avec un sens esthétique
exceptionnel, les
Bamana et leurs voisins ont réussi le
véritable exploit artistique de résumer
un monde à travers
quelques centaines de chefs-d’oeuvre.
Que nous comprenions ou non les symboles que
véhiculent ces pièces d’art
religieux, au sens où un tel art relie
l’homme au monde, nous ne
pouvons manquer d’être fascinés
par les variations infinies du motif de l’antilope à travers
toute
la région, souvent en conjonction avec
d’autres figures animales ou anthropomorphes.
Comme la chimère, le centaure, la sirène,
la méduse ou le dragon, le Ciwara est
devenu un
thème contagieux, un symbole exubérant,
qui est entré dans la vie de tous les
curieux de
l’Afrique. Les Européens l’ont
découvert à la fin du XIXe siècle.
Quand le musée d’Ethnographie
fut créé à Paris, en 1882,
il reçut immédiatement du Capitaine
Archinard, le vainqueur du
Soudan occidental, un superbe cimier Ciwara.
Les masques « bambara », comme
on les appelait, reçurent très
vite les faveurs des artistes
modernes, qui eurent l’impression, en
les voyant, de faire une véritable découverte
artistique2.
Les peintres d’avant-garde se sentirent
attirés par les pièces provenant
de l’Afrique de l’Ouest.
André Derain, peintre fauve et pionnier
en matière de collection d’art
africain, possédait un
cimier Ciwara, ainsi que Constantin Brancusi,
Georges Braque et Fernand Léger. Ce
dernier fit
d’une de ces pièces un dessin
très fidèle, dont il s’inspira
pour les costumes de La Création du
monde, un ballet dont le livret fut écrit
par Blaise Cendrars et la musique par Darius
Milhaud.
En 1960, une importante exposition se tint
au Museum of Primitive Art de New York. Robert
Goldwater, éminent historien de l’art
et directeur du musée, publia un catalogue
qui devint
rapidement un classique sous le titre Bambara
Sculpture from the Western Sudan. L’aura
du
Ciwara continua de s’étendre bien
au-delà des champs de mil et de la vallée
du Niger qui
l’avaient vu naître. Entre 1993
et 2000, l’artiste africain-américain
Lorenzo Pace a réalisé une
sculpture d’acier de 330 tonnes dédiée
aux esclaves inconnus qui avaient été amenés
de force
en Amérique. La statue, appelée
Triumph of the Spirit, s’élève à Foley
Square à Manhattan,
quasiment en face de la Cour suprême.
Elle s’inspire très explicitement
des cimiers Ciwara de la
région de Bamako, et sa base contient
la réplique du cadenas qui enchaînait
l’arrière arrièregrand-
père de l’artiste lorsqu’il
est arrivé d’Afrique.
Chefs-d’oeuvre incomparables, symboles énigmatiques
de l’art africain, les clichés
foisonnent
lorsque l’on évoque ces fameux
cimiers de tête Ciwara. Il existe en
fait peu de sculptures dites
traditionnelles en Afrique qui aient suscité autant
d’admiration de la part des amateurs
et
1
Il existe de nombreuses transcriptions
orthographiques de ce nom, mais nous avons
adopté la
transcription
phonétique internationale. Ciwara se
prononce en français Tyiwara. Le nom
se décompose en ci : cultiver, culture
et
wara : fauve griffu.
collectionneurs. À cet égard,
la notion si complexe de tradition peut s’avérer
trompeuse, car s’il
est une conclusion qui s’impose à toute
personne soucieuse d’étudier ces
formes d’expression
plastique, c’est qu’il s’agit
d’un art vivant, toujours contemporain.
L’enthousiasme pour cesé
légantes silhouettes ajourées
ne s’est jamais démenti. Si vous
utilisez aujourd’hui un bon
moteur de recherche sur Internet, à la
locution « art bambara », vous
recevrez près de quatre
mille réponses provenant de galeries
d’art, de boutiques, de salles de vente,
de librairies, de
musées et de départements universitaires.
En déclin sur le terrain, ces pièces
d’art religieux
atteignent des sommes très élevées
sur le marché de l’art. Les collectionneurs,
qui vivent pour
le plaisir de voir les objets et de les posséder,
seraient, en vérité, plus près
d’une forme
d’idolâtrie que les adeptes africains
du culte, dont le regard et le contact avec
les masques sont
bridés par des séries très
codifiées d’interdits.
Le cimier Ciwara est aussi devenu le principal
symbole du Mali contemporain. Un couple de
Ciwara en ciment trône au centre d’une
fontaine d’un des plus grands jardins
de la capitale. Le
même symbole sert de logo à des
programmes gouvernementaux et à des
projets d’ONG. Il
figure sur les timbres postes, les billets
de banques, les pièces de monnaie, les
cartes postales,
le site du ministère malien de l’Artisanat
et du Tourisme. Ciwara est aussi devenu la
marque
d’une pompe hydraulique et le nom d’un
programme d’écoles communautaires.
Le prix « Ciwara
d’exception » est une des plus
hautes distinctions nationales, une sorte de
Légion d’honneur.
En mai 2005, le chef de l’État
malien, Amadou Toumani Touré, a offert
au Pape un cimier
Ciwara, accompagné d’une note
d’explication. Pendant des décennies,
les villageois du Mali ont
largement ignoré le succès remporté par
leurs objets d’art dans le monde. Ce
n’est plus le cas
aujourd’hui : ils savent très
bien l’engouement « international » pour
le Ciwara, et l’on aurait tort,
au nom d’une authenticité perdue,
de se désintéresser des tentatives
actuelles de valorisation et
de réappropriation du patrimoine local.
Au regard de l’histoire, la « pureté » originelle
n’est
d’ailleurs qu’un mythe occidental
: les cultures maliennes sont depuis bien longtemps
en
conversation non seulement entre elles, mais
aussi avec le monde méditerranéen
et le Proche-
Orient.
Le Ciwara est-il vraiment bambara ? Une mise
au point tout d’abord : disons Bamana
plutôt que
Bambara, afin de mieux respecter les usages
locaux. À la fin du XIXe siècle
et durant une bonne
partie du XXe, le terme « Bambara » avait
cours, jusqu’à ce que l’on
se rende compte que ce
nom avait été donné de
l’extérieur et ne recouvrait qu’une
construction naïve de la part
d’ethnographes soucieux d’identifier
des « races » dotées de
patrimoines culturels bien
distincts. Selon les meilleures sources disponibles,
les populations qui se réclamaient et
se
réclament parfois encore d’être
Bamana se réfèrent au fait qu’elles
ne se sont pas convertiesà l’islam et pratiquent encore les cultes
hérités de leurs ancêtres.
Des cultes, d’ailleurs, qui étaient
déjà le résultat de synthèses
historiques originales. Le plus souvent à leur
insu, la géomancie
(turabu) et la magie (sihr ou siri) musulmanes
ont profondément influencé nombre
de pratiques
localement considérées comme « purement » bamana.
Même si, pour la masse des villageois,
l’islam n’a constitué une
rupture nette qu’à partir des
années 1960, il a instillé pendant
des
siècles des idées nouvelles ou
a enveloppé de ses concepts ceux des
cultes du terroir. Il n’est
jamais inutile de rappeler que tout patrimoine
culturel se nourrit d’emprunts et d’échanges.
Au cours de l’histoire, le culte du Ciwara
a affirmé sa pertinence sur un très
vaste territoire, du
nord de la Guinée et du Sénégal
oriental à l’Est au Burkina Faso à l’Ouest,
de la rive gauche du
Niger au Nord, jusqu’à la Côte
d’Ivoire au Sud, sans parler de son succès
phénoménal auprès
des amateurs d’art occidentaux. Les anthropologues
qui ont travaillé sur le terrain savent
bien
que de nombreux aspects de la culture sont,
en fait, « trans-ethniques », tout
particulièrement
en matière de rituel et de cultes agraires. À l’évidence,
des « morceaux de culture », qui
ne sont
pas forcément enracinés dans
une spécificité ethnique, circulent,
s’adaptent et se recombinent
sur un très vaste territoire depuis
très longtemps et continuent de le faire
aujourd’hui. Qu’il
suffise d’en donner quelques exemples
: dans les années 1880, Louis Binger
constate la
présence du culte du Komo (principale
institution socio-religieuse Bamana) parmi
les Bobo de
Haute-Volta ; le fameux Korè, l’étape
ultime du parcours initiatique masculin des
Bambara selon
Dominique Zahan, fut sans doute bien plus répandu
chez les soi-disant Minianka (eux-mêmes
classés comme Senufo, bien qu’ils
ignorent l’initiation au Poro, et la
filiation matrilinéaire,
présentées comme typiques de
ce groupe) que chez lesdits Bambara. Bien des
chefs-d’oeuvre de
l’« art bambara » présentés
dans les livres, les catalogues et les musées
ont en réalité été sculptés
et utilisés par des gens identifiés
comme Malinké, Minianka ou Senufo.
Jean-Paul Colleyn & Lorenz
Homberger
Extrait du catalogue de l’exposition
Ciwara, chimères africaines,
Coédition musée du quai Branly-5
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